Jean Zwahlen « Suisse-UE: inquiétudes d’un citoyen médusé »
Le cours des négociations sur l’accord-cadre institutionnel a mis en lumière quelques déviances de forme imputables au Conseil fédéral.
En voici cinq :
1ère déviance
Il est inhabituel et vraiment déconcertant qu’il ait fallu tant de temps au Conseil fédéral pour annoncer qu’il ne signerait pas le projet d’accord-cadre institutionnel dûment négocié avec l’UE pendant près de 7 ans.
En outre, entre la fin du « premier round » de négociations en 2018 et l’annonce de la décision de ne pas signer l’accord le 26 mai 2021 et de mettre un terme aux négociations , le Conseil fédéral s’est enfermé dans un mutisme de mauvais aloi sans consulter le Parlement, voire les Commissions parlementaires, alors que les enjeux cruciaux de ce projet l’eussent requis.
L’attitude discourtoise du Conseil fédéral qui ne communiquait même pas ce qu’il voulait à ses partenaires européens a fini par impatienter, voire exaspérer le Conseil européen qui en a fait état en termes fermes mais diplomatiques dans son Communiqué de presse du 19 février 2019 :
« Le Conseil européen déplore vivement que le Conseil fédéral n’ait pas approuvé le fruit de ce travail en décembre 2018 et il l’invite à défendre le texte négocié de l’accord-cadre institutionnel et à le soumettre à l’Assemblée fédérale »
Et d’ajouter encore plus clairement :
« Le Conseil souligne que la conclusion de l’accord-cadre institutionnel sur la base du texte actuel constitue une condition préalable pour l’UE afin de conclure de futurs accords sur la participation de la Suisse au marché intérieur de l’UE. … Cela permettra de consolider l’approche bilatérale de manière à assurer sa viabilité et son développement futur »
Ce communiqué montrait la volonté de l’UE de continuer de coopérer étroitement avec nous. C’était de bons augures.
2ème déviance
Dans la pratique internationale, il est insolite de demander de rouvrir les négociations. A ce sujet, il y a un hiatus. Pour l’UE, ces négociations étaient terminées alors que la Suisse estimait n’avoir pas obtenu tout ce qu’elle voulait. La chose s’est compliquée quand la Suisse est revenue avec trois demandes d’explications. D’apparences initiales bénignes, ces demandes sont devenues des « divergences substantielles » dont la prise en compte aurait impliqué de « renégocier » l’accord-cadre que l’UE considérait comme scellé.
On peut se demander pourquoi ces requêtes n’avaient pas été incluses dans le mandat de négociation initial si elles étaient si « substantielles » !!!
3ème déviance
Par son mutisme, le Conseil fédéral a sevré le Parlement, les Commissions parlementaires et la Société civile.
Cela est d’autant plus déconcertant qu’en raison des enjeux cruciaux de cet accord, on peut légitimement se demander s’il n’aurait pas dû être soumis à un vote à la double majorité.
4ème déviance
Faute d’informations officielles, fiables et pondérées, le débat public s’est dévoyé. Il s’est en effet limité à l’échange d’aphorismes réducteurs d’essence démagogique et populiste voilant ce que le rejet de l’accord nous ferait perdre à la Suisse (participation à la carte au marché de notre principal partenaire, participation aux prises de décision de l’UE, reprise plus dynamique de l’acquis communautaire mais avec tout de même un droit de consultation, principe de proportionnalité des mesures de rééquilibrage etc.) En outre on ne peut pas dire que la Cour européenne de justice intervient puisqu’elle se borne essentiellement à interpréter le droit communautaire.
Le débat public a aussi escamoté ce que l’accord nous aurait permis de réaliser car, dans la nouvelle constellation géopolitique, notre avenir dépendra de plus en plus de ce que fera l’UE. Or, elle est en train de reformuler sa politique industrielle, de contrôler davantage les investissements prédateurs étrangers, de s’efforcer de regagner une certaine autonomie stratégique, d’avancer dans la digitalisation, de renforcer la recherche scientifique etc.
5ème déviance
Le Conseil fédéral a claqué la porte des négociations sans avoir de plan clair sur ce qu’il allait proposer pour conjurer les retombées négatives. Les petites idées qu’il a émises (milliard de la cohésion, adaptation autonome du droit suisse pour stabiliser les relations bilatérales) ne constituent pas un plan crédible.
Cela démontre que la décision du Conseil fédéral n’est pas à la taille des enjeux.
Conclusion
L’évocation de ces déviances a interpellé mes fibres citoyennes et m’a incité à formuler les réflexions suivantes :
-En claquant abruptement la porte des négociations, sans avoir de plan B, nous nous sommes automutilés de manière irresponsable, politiquement et économiquement
-L’incivilité avec laquelle nous avons traité l’UE laissera des traces. Cette attitude n’est d’ailleurs pas au diapason des relations étroites et harmonieuses ni de l’esprit constructif qui les anime. N’oublions pas que l’UE, réticente, nous a accordé la voie bilatérale en 1992 après le rejet de l’EEE en pensant que c’était une étape sur le chemin de l’adhésion. Elle l’a non seulement maintenue, même après que l’idée de l’adhésion ait disparu, mais elle l’a ouverte davantage en nous accordant la possibilité de conclure des accords dépassant le cadre de l’accès au marché intérieur de l’UE (Schengen notamment). N’oublions pas non plus que la Commission a même essayé, in extremis, de sauver l’accord institutionnel en nous proposant un ultime « round » de négociations dont nous n’avons même pas tenu compte.
-La décision du Conseil fédéral aura également des retombées économiques négatives au sens large, à court et moyen termes (croissance économique, investissements, délocalisations, recherche scientifique, marché de l’électricité, santé etc.).
-Ces retombées négatives seront probablement plus difficiles à surmonter en raison de la détérioration du climat géopolitique.
– Enfin, le Conseil fédéral sort affaibli de cette saga qui a mis au grand jour des clivages et des rivalités personnelles, voire électorales. La décision qu’il a prise les reflète dans une certaine mesure. Elle est en effet davantage un amalgame de compromis plutôt que le fruit d’une analyse géopolitique de long terme dans l’intérêt du pays.
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Genève, le 9 juin 2021
Jean Zwahlen, anc. Ambassadeur et Directeur général de la BNS